L’agression armée russe à l’encontre de l’Ukraine perpétrée depuis le 24 février 2022 est venue brutalement remettre en lumière la question de la défense européenne et de la capacité de l’UE à agir dans les crises qui éclatent dans son voisinage.
Les discussions sur la défense européenne ne datent pas d’hier. Dans le contexte actuel, il est important de remettre en perspective le rôle des crises sécuritaires dans sa construction historique. La tragédie qui se déroule actuellement en Ukraine ouvre une nouvelle fenêtre d’opportunité à saisir pour faire avancer ce chantier, devenu de plus en plus pressant ces dernières années, dans un monde où le multilatéralisme est de plus en plus fréquemment remis en question.
Une histoire longue de soixante-dix ans
Quand on examine l’histoire de la politique européenne de défense, dénommée Politique de Sécurité et de Défense Commine (PSDC) depuis le Traité de Lisbonne, il est frappant de constater combien les crises ont tendance à l’alimenter.
La toute première tentative de créer une communauté européenne de défense (CED) se produit lors de la guerre de Corée, entre 1950 et 1954, moment où les Américains se rendent compte qu’ils auront des besoins de troupes importants en Asie – et qu’il est donc nécessaire que la sécurité européenne soit davantage prise en charge par les Européens eux-mêmes.
En pratique, cela impliquait notamment la renaissance en Allemagne de l’Ouest d’une armée capable de venir renforcer le dispositif militaire occidental en Europe en pleine guerre froide. Un tel développement étant inenvisageable pour la France en particulier, celle-ci travailla avec l’Allemagne, l’Italie, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg à l’élaboration d’un Traité visant à instituer une armée européenne qui intégrerait les unités militaires nationales du niveau de la division, sous la supervision d’un commissariat de neuf membres.
Le Traité prévoyait que les États membres puissent conserver leurs forces de souveraineté, ainsi que leurs forces spéciales. Cette armée européenne était envisagée dépourvue d’autonomie stratégique, puisque placée sous le commandement stratégique de l’OTAN, et plus précisément du commandement suprême des forces de l’OTAN en Europe (SACEUR). Mais on connaît le sort réservé à la CED : ratifié par les cinq autres membres, le Traité de Paris fut rejeté par l’Assemblée nationale française en août 1954, enterrant le chantier de la défense européenne jusqu’à la fin de la guerre froide et laissant à l’OTAN la prééminence sur le sujet de la sécurité du continent européen.
C’était violent quand même les débats en France au sujet de la Communauté Européenne de Défense (CED), en 1954 : https://t.co/14ZAd48tkL pic.twitter.com/1bwknjYzOb
— Olivier Varlan (@VarlanOlivier) November 18, 2021
Il faut donc attendre le début des années 1990, dans le contexte de la guerre en Bosnie, pour voir resurgir le sujet de la défense européenne. En 1990-1991, la France et l’Allemagne multiplient les initiatives politiques conjointes, sous la forme de lettres à leurs partenaires européens notamment, pour relancer l’idée d’introduire la défense dans le cadre de la construction européenne.
Les tentatives européennes de règlement diplomatique de la crise en Bosnie montrent à nouveau combien cette question redevient importante, alors que Washington rechigne à s’engager et que la guerre revient aux frontières de l’UE. Une première avancée se produit ainsi avec le Traité de Maastricht qui, pour la première fois, dédie un titre complet – le Titre V) à la construction d’une politique étrangère et de sécurité commune (PESC), y compris « la définition à terme d’une politique de défense commune, qui pourrait conduire, le moment venu, à une défense commune » (article J.4(1)).
Pour manifester leur détermination en ce sens, la France et l’Allemagne décident le 22 mai 1992, lors du sommet bilatéral de La Rochelle, de créer l’Eurocorps, corps d’armée multinational élargi à d’autres partenaires européens depuis, et déployé notamment dans le cadre des missions de formation militaire de l’UE au Mali (EUTM Mali) et en République centrafricaine (EUTM RCA).
Mais il faudra une autre crise, celle du Kosovo – véritable traumatisme pour les Européens qui se trouvent à nouveau impuissants à enrayer le confit armé qui y éclate et le nettoyage ethnique initié par Slobodan Milosevic – pour que la seconde puissance militaire européenne, le Royaume-Uni, franchisse le Rubicon en acceptant, lors du sommet franco-britannique de Saint-Malo dans la nuit des 3-4 décembre 1998, le principe d’une capacité de défense européenne autonome quand l’OTAN en tant que telle n’est pas engagée.
Si ce changement de cap de Londres est salué comme historique par ses partenaires européens, c’est parce qu’il permet d’ouvrir la voie au lancement, lors du sommet européen de Cologne en juin 1999 de la Politique Européenne de Sécurité et de Défense (PESD), qui sera dotée d’institutions propres à Bruxelles par le Traité de Nice en 2001.
Les guerres des Balkans ont ainsi ouvert la voie à une révolution culturelle au sein de l’UE : en 2002, pour la première fois, des officiers en uniforme vont côtoyer ambassadeurs et fonctionnaires européens en prenant leurs quartiers au sein de l’état-major de l’UE et du Comité militaire de l’UE. Le volet institutionnel de la défense européenne est créé, et s’accompagne de la publication régulière d’objectifs capacitaires (headline goals) visant à inciter les États européens à réaliser un état des lieux de leurs capacités militaires afin de prévenir les futures menaces.
Accélération au début du XXIᵉ siècle
C’est la crise suivante, consécutive aux attentats du 11 septembre 2001 et à leurs conséquences (guerre en Afghanistan, puis guerre en Irak à partir de 2003), qui conduit l’UE à se pencher sur le volet « réflexion stratégique » du chantier de la défense européenne.
Suite à la division des Européens lors de la guerre en Irak au printemps 2003, le Haut Représentant de l’époque, Javier Solana, décide de travailler avec les États membres sur une Stratégie Européenne de Sécurité, qui est adoptée par l’UE en décembre 2003. Les premières bases de la réflexion stratégique collective au niveau européen sont ainsi formalisées, même si le texte, qui vise à lister les menaces communes auxquelles l’UE fait face, demeure suffisamment consensuel pour permettre à chaque capitale de l’interpréter à sa guise.
L’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 et les forts remous dans les relations internationales pendant la décennie 2010 (Libye, Syrie, Mali, notamment) enclenchent une seconde réflexion stratégique européenne, matérialisée en juin 2016 par la publication de la Stratégie Globale de Sécurité de l’UE, destinée à renouveler l’approche de la Stratégie de 2003. Cette réflexion stratégique européenne se poursuit à travers les discussions autour de la boussole stratégique européenne lancées en 2020 et qui devraient être finalisées en mars 2022.
Une armée européenne, au-delà du simple slogan https://t.co/izCiRNOIdM pic.twitter.com/86OMO3gOmV
— The Conversation France (@FR_Conversation) November 26, 2018
C’est également à une crise que l’UE doit les dernières avancées en matière de défense européenne : le Brexit. Avec le retrait du Royaume-Uni de l’UE, certains chantiers de la défense européenne jusque-là bloqués par Londres peuvent se débloquer : c’est le cas de la coopération structurée permanente, lancée en décembre 2017 et qui vise à permettre à des groupes d’État souhaitant coopérer davantage en matière de défense d’avancer sur des projets communs, ou encore de l’embryon d’état-major de planification d’opérations mis en place à Bruxelles en juin 2017 (le MPCC), qui a pour but de permettre à l’UE de planifier des missions militaires européennes non exécutives – du type des missions de formation militaire au Mali par exemple – sans avoir besoin de recourir aux états-majors de planification des États membres ou de l’OTAN.
Le détonateur ukrainien
Enfin, la crise actuelle en Ukraine offre aux Européens une nouvelle occasion de faire avancer la défense européenne.
Pour la première fois, l’UE va utiliser la Facilité européenne pour la paix lancée en 2021 pour financer l’envoi de matériel militaire, y compris d’armes létales, en Ukraine, en plus de la batterie de sanctions prises par les États européens de façon rapide et concertée depuis le 24 février 2022.
Le conflit actuel en Ukraine montre également une UE en première ligne diplomatiquement, et une OTAN un peu en retrait, même si c’est bien dans le cadre de l’Alliance atlantique que les États renforcent leur dispositif militaire pour faire face à un potentiel risque d’agression russe contre l’un des États d’Europe de l’Est membres de l’OTAN.
La crise ukrainienne constitue donc bien une occasion d’avancer sur la voie d’une défense européenne plus consistante. Pour autant, l’autonomie stratégique de l’UE est-elle à portée de main ?
Si l’urgence de la situation de guerre aux frontières de l’UE ces derniers jours est venue relancer un débat salutaire sur l’autonomie stratégique européenne, avec notamment une évolution importante de la posture allemande sur la livraison d’armes ou la volonté du chancelier Scholtz d’augmenter à 2 % la part du PIB allemand dédiée à la défense, ce bel élan sera-t-il soutenu dans la durée, une fois dissipé le brouillard de la guerre ?
Car une fois la crise ukrainienne réglée, il restera aux Européens à se pencher sur les questions épineuses qui jusqu’ici ont obéré leur capacité à édifier une réelle politique de défense collective : quel devrait être le positionnement de celle-ci vis-à-vis de l’OTAN ? Que signifie l’autonomie stratégique européenne ? Peut-on envisager une telle autonomie sans marché européen de défense ?
Les réponses à ces questions seront cruciales pour déterminer l’avenir de la défense européenne, de même que la volonté politique des États membres, une fois passé le choc de la guerre en Ukraine. Les Européens semblent bien être enfin sortis de leur torpeur stratégique, mais il faudra une forte volonté politique de la part de l’ensemble des États membres pour maintenir éveillée cette conscience stratégique collective émergente.
Delphine Deschaux-Dutard, Maître de conférences en science politique, Université Grenoble Alpes, Université Grenoble Alpes (UGA)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.